Les peuplades indo-européennes, et leurs descendants, sont organisées selon trois fonctions primordiales[1] correspondant à autant de vertus : la fonction sacerdotale utilise l’intelligence ; la fonction guerrière favorise plutôt les qualités physiques et le courage, tandis que la fonction productrice se mesure en quantité d’énergie au travail. Nous avons choisi de considérer cet aspect fonctionnel comme critère de classification en nous intéressant à l’emploi des figures animées dans les sociétés qu’elles ont souvent soulignées magnifiquement en reflétant les disputes de l’époque. Si l’analyse historique concerne de préférence les individus-automates, définis, précisés, spécialisés[2] nous proposons donc pour notre part de décrypter la machine par l’usage, d’en saisir l’essence, par sa vocation symbolique, et de retrouver ainsi les fondements mêmes du mythe originel…
Pour aborder ce corpus, je suivrai donc les épisodes cyclothymiques de spéciation[3] de la machine, plutôt qu’une chronologie gradualiste. Les différentes fonctions archétypales se sont toutes exercées sur la presque totalité des époques historiques. Les utilités ont chevauché les âges, se sont mêlées : les ministres des cultes ont de tous temps invoqué les forces surnaturelles ; les princes des régimes anciens n’ont jamais réellement perdu leurs prérogatives lors des bascules révolutionnaires ; et le peuple a très tôt accaparé les ci-devantes mécaniques, soit pour soulager ses misères soit pour les détruire et ainsi défendre un gagne-pain immédiat. Sur une période embrassant plusieurs millénaires, je m’attacherai à relever l’innovation en la resituant dans ses contextes technologique, sociologique et historique, puis à suivre les inévitables évolutions, brouillonnes ou majeures, pertinentes ou loups industriels, tournants historiques ou réalisations de confort, tout en admettant qu’il vaut mieux ne rien déterminer des choses cachées que d’affirmer des choses incertaines ou douteuses[4].
Je déroulerai alors l’écheveau qui mène aux fantasmagories primitives. Même si les traces supputées sont rares et relèvent plus de la légende nourrie des lacunes de l’Histoire[5] que des faits vérifiables, je remarque que ces artifices mobiles mis en espace, affirment la domination des chefs religieux et justifient les choix politiques par la parole incarnée des masques affectés de figures animées.
Ensuite, quand ces savoirs mystériques se transformeront en compétences avérées, nous retrouverons le savoir balbutiant des faiseurs de miracles grecs et alexandrins parmi les écrits inlassablement recopiés des moines des premiers siècles de l’ère chrétienne. Ceux-ci compilés, deviendront rêveries technologiques, développeront la poétique de la roue pignon et du levier des nouveaux mystagogues de la fin du Moyen-Âge. Importations utiles à la guerre et à la fête ; mais était-ce bien différent durant cette adolescence de l’humanité occidentale ? Il faut bien constater que les limites entre les disciplines scientifiques ne sont pas nettement marquées, dans la mesure où la formation de l’étudiant d’une université occidentale comprend principalement une solide base littéraire latine et grecque. Les universitaires appréhendent le monde essentiellement à travers les écrits d’Aristote.
Nous verrons aussi la connivence que les puissants princes de la Renaissance et leurs étranges scavants, toujours à la limite de l’hérésie, vont essayer de nouer avec les puissances divines, cachant leurs turpitudes ésotériques sous le fatras des Mirabilia, ces débauches de monstres des chambres des merveilles et leur besoin de retremper le symbolisme de leur majesté impériale au trésor de la référence[6].
Nous assisterons ensuite aux ébauches de classification encyclopédique des premiers cabinets de curiosités, eux-mêmes initiant la muséographie moderne et une évidente volonté d’observation et d’expérimentation.
Cependant, il faudra attendre le rationalisme des Lumières pour réellement tirer profit des machines.
Le développement des sciences appliquées, l’interventionnisme de l’Académie Royale des Sciences[7] dans le machinisme naissant permettront une exploitation de la force mécanique, en remplaçant la main d’œuvre humaine, ce qui induira les premiers conflits sociaux.
Pendant l’ère industrielle et bourgeoise nous verrons comment les machines victorieuses accapareront les moyens de production et comment elles trouveront des auxiliaires parmi les intellectuels qui conceptualiseront le nouveau rapport de force. Concomitamment et dans une grimaçante apologie de la machine, l’automate envahit la sphère des loisirs de l’homme, devenant incontournable pour la danse, pour le chant et le spectacle populaire.
[1] Par l’étude comparative des textes mythologiques et religieux des peuples indo-européens, Georges Dumézil (1898, † en 1986) a mis en évidence le tripartisme de nombreuses sociétés organisées : la fonction du sacré et de la souveraineté ; la fonction guerrière ; la fonction de production et de reproduction. Cette organisation se retrouve dans la mythologie : la société juste et très hiérarchisée de la légendaire Atlantide, divisée en trois castes, telle que décrite par Platon dans le Timée et le Critias ; dans la communauté pythagoricienne avec les trois fonctions sociales : producteurs, guerriers et rois-prêtres ; chez les anciens Égyptiens, qui pensaient que le monde se divisait en trois âges : celui des Dieux, des Héros et des Hommes ; dans les récits fondateurs de la Rome antique ; dans les institutions sociales : castes indiennes ; dans la division de la société sous l’Ancien Régime en clergé, noblesse et tiers état. En 1725, Giambattista Vico énonce dans Principi di scienza nuova d’intorno alla comune natura delle nazioni [La Science nouvelle], que toute civilisation s’élabore au fil de trois âges : divin, héroïque, et humain, avant de retourner à la barbarie dont elle est issue.
Christian Jürgensen Thomsen (1788, † en 1865) archéologue et préhistorien, premier conservateur du National Museum de Copenhague formula une méthode de classement chronologique des collections archéologiques selon le matériau constitutif des artefacts considérés. Ce fut la genèse du système des Trois Âges. Dans la deuxième partie de son guide, il développe son système original de datation, l’applique aux antiquités nordiques en définissant les trois époques de la façon suivante: The Age of Stone, or that period when weapons and implements were made of stone, wood, bone, or some such material, and during which very little or nothing at all was known of metals… The Age of Bronze, in which weapons and cutting implements were made of copper or bronze, and nothing at all, or but very little was known of iron or silver… The Age of Iron is the third and last period of the heathen times, in which iron was used for those articles to which that metal is eminently suited, and in the fabrication of which it came to be employed as a substitute for bronze.
In Ledetraad til nordisk Oldkyndighed, S.-L. Møller, Copenhagen, 1836. Guide to Northern Archaeology, [Trad. anglaise Francis Egerton, Earl of Ellsmere], Royal Society of Northern Antiquaries of Copenhagen, 1848, pp. 64-68.
Toujours sur la division ternaire des faits de société, relire L’Idéologie tripartite des Indo-Européens, Latomus Éd., 1958., et Mythes et Épopée, Gallimard, 1968. Dans le prolongement de ces travaux, Georges Duby mettra en évidence la continuité des trois fonctions au Moyen-Âge dans Les trois ordres ou l’imaginaire du féodalisme, Gallimard, Paris, 1978 et Le Chevalier, la Femme et le Prêtre, Paris, Hachette, 1981. Prêtre, poète ou soldat, disait Lamartine, il n’y a que trois sortes de vie qui valent la peine d’être vécue. ».
[2] Jean-Claude Beaune, L’Automate et ses mobiles, Flammarion, 1980, p. 15
[3] Dans le prolongement de la théorie sur l’évolution des espèces de Darwin, Stephen Jay Gould et Niles Eldredge ont en 1972, avancé l’idée que l’évolution n’était pas progressive et continue. Ils ont envisagé au contraire l’alternance de périodes d´intense activité évolutive et de longues stagnations. Ces révolutions génétiques expliqueraient l’inexistence, ou plus précisément, la difficulté d’exhumer les fameux chaînons manquants. Certaines évolutions ont été si brutales, que peu de spécimens marquent les étapes de celles-ci, ce qui fait que statistiquement, les paléontologues n’ont pratiquement aucune chance de les trouver. Après bien des controverses, il semble bien que les paléontologues contemporains aient validé le principe de cette évolution par équilibres ponctués.
En mettant en évidence une similitude entre les évolutions de la Technologie et celles de la Science de l’Évolution et en montrant qu’au cours des âges, celles-ci ont eu des éléments conformes et des processus similaires, j’espère apporter une modeste contribution à la définition de la consilience selon Gould.
[4] Pierre Dan, Le trésor des merveilles de la maison royale de Fontainebleau, contenant la description de son antiquité, Cramoisy, 1642, p. 11.
[5] Serge Lancel, citation en exergue du roman d’Harold Cobert, L’entrevue de Saint-Cloud, Paris, éd. H. d’Ormesson, 2010.
[6] Patricia Falguières, Les Chambres des Merveilles, Bayard éd., Paris, 2003, p.82.
[7] Créée par Colbert en 1666, l’Académie reçoit son statut officiel en 1699. Ses missions consistent à conseiller le pouvoir royal, à promouvoir le développement de la Science, mais aussi à écarter les mystificateurs, charlatans et demi-savants. Des expériences ambitieuses, des expéditions lointaines et l’édition de publications (Histoire raisonnée de ce qui a été fait de plus remarquable dans l’Académie) sont réalisées grâce aux subsides royaux.