Ayant acquis une nécessaire autonomie pendant les lointaines croisades, hors de la sphère d’influence de l’Église, mais n’évitant pas toujours de tomber dans le sulfureux piège des Délices de Capoue, les rudes chevaliers chrétiens, habitués aux rigueurs médiévales vont découvrir en Orient le faste des cours byzantines et leurs raffinements.
Le verrou bloquant la route des épices orientales, de même que l’accès aux connaissances scientifiques va définitivement se rompre et chaque seigneur croisé va s’imprégner des parfums émollients du pouvoir à la cour des Comnène.
À leur retour, pour s’affranchir des papes, les Princes occidentaux de la fin du Moyen-Âge vont renouer avec les vertus des empereurs romains. Et aussi avec cette tradition impériale de ponctuer l’espace urbain d’édifices prestigieux. À une époque où Alberti, Bramante et Serlio redécouvrent Vitruve et l’architecture classique, rien de tel que de construire des palais, des églises, de créer des espaces de vie luxueux, de s’entourer d’artistes et d’intellectuels pour assurer la propagande du pouvoir temporel et l’harmonie voulue comme universelle.
L’apparat, entourage de mise en scène luxueuse et impressionnante à destination du bon peuple, mise en lumière des puissants, barrière érigée entre les classes deviendra quelques siècles plus tard l’appareil d’état…
Parallèlement, la vulgarisation des écrits philosophiques anciens transmis par les traducteurs arabo-andalous mais aussi par les grecs déplacés vers l’Italie par l’invasion turque de Constantinople, apportant dans leurs bagages l’enseignement d’Aristote, les machines de Héron d’Alexandrie et une certaine conception raisonnée du monde telle que la résumait Cicéron[1], induit les réflexions des penseurs de l’époque. Particulièrement, Marcile Ficin[2], pour qui la beauté est synonyme de proportion, ordre et mesure[3], revient sur la prisca theologia -l’antique théologie- des néoplatoniciens et sur les écrits d’Hermès Trismégiste[4] et de Zoroastre[5]. De même se transmettent les Oracles chaldaïques[6] des anciens babyloniens et les Hymnes orphiques[7] des pythagoriciens : Nous avons vu à Florence un tabernacle dû à un artisan allemand, où des figures d’animaux rendues solidaires d’une seule boule par un système d’équilibre, se mouvaient diversement en fonction de celle-ci ; les uns couraient à gauche, les autres à droite, vers le haut ou vers le bas, d’autres se levaient, se baissaient, certains en entouraient d’autres, certains encore en frappaient d’autres. On entendait sonner des trompettes et des cors, chanter des oiseaux, et autres phénomènes analogues qui se produisaient en grand nombre, au seul mouvement de cette seule boule. C’est ainsi que Dieu, par son être même […] d’où tout procède comme un jeu de lignes, imprime au moindre mouvement, une vibration à tout ce qui dépend de lui.[8]
Bien que supposant une relation de toute éternité entre les symboles et les objets du monde, Heinrich Cornelius Agrippa von Nettesheim[9] souhaite extirper de la philosophie occulte, son aspect naïf, superstitieux et grandiloquent, afin de rendre la perfection absolue à la plus noble des philosophies[10]. Il rédige en ce sens De Occulta Philosophia. Les cérémonies idolâtres, les formules impénétrables et les sortilèges anecdotiques contrecarraient les effets suffisamment étonnants quand on appliquait simplement les connaissances obtenues en philosophie de la nature et en mathématiques. D’ailleurs son explication du mythe dédalique affirme que les automates de Dédale sont issus d’une parfaite connaissance des lois mathématiques et de leurs application[11].
Les Mathématiques sont indispensables à la magie et ont de nombreux rapports avec elle […]. Car tout ce qui existe ici-bas, tout ce qui se fait par les vertus naturelles n’est créé et n’agit que par le nombre, le poids, les dimensions, les rapports, le mouvement […]. Aussi, on peut arriver par les seules sciences mathématiques à produire des œuvres comparables à celles de la nature sans l’appui d’aucune vertu naturelle. Comme le dit Platon, ce sont des effets qui ne participent ni de la vérité, ni de la divinité, mais ce sont des ressemblances qui sont liées les unes aux autres. Elles sont semblables en cela à ces corps qui marchaient et parlaient sans avoir de vertu animale, comme autrefois les statues de Dédale que l’on appelait automata[12].
De cette espèce, étaient chez les Anciens, les figures crées par Dédale, nommés simulacra et automata, et dont se souvient Aristote ; les trépieds de Vulcain et Dédale, qui bougeaient tout seuls et dont Homère raconte qu’ils allaient au combat de leur propre volonté, et à propos desquels nous lisons chez le gymnosophiste Hiarbias, qu’ils se rendaient d’eux-mêmes au banquet, de même que les statues d’or qui, pendant le banquet, tenaient les rôles d’échansons et de serviteur. Aussi les statues de Mercure qui pouvaient parler et la colombe de bois d’Archytas[13].
Il est vrai qu’à considérer les intrigantes curiosités naturelles, la structure cristalline des minéraux, la phyllotaxie[14] régulière de certains végétaux, la rigueur que l’on devine mathématique de la fleur du chou romanesco[15] ou la spirale logarithmique des pommes de pin, amène certains à rechercher une clef explicative du monde, un algorithme qui expliquerait la beauté, une théorie qui permettrait de comprendre le cryptage du monde à travers une logique. Archimède, Aristote ont préconisé l’usage de la Mathématique.
Leonardo Pisano, connu sous le nom de Fibonacci, est de ceux-là. S’il est connu pour la fameuse suite de nombres qui porte son nom, il rédige plusieurs ouvrages mathématiques destinés aux marchands et aux savants mathématiciens de son temps dont Le Liber abaci [16], un des premiers ouvrages d'Europe occidentale chrétienne, avec le Codex Vigilanus en 976 et les écrits du pape Sylvestre II en 999, à vulgariser les chiffres arabes.
À la Renaissance, Fra Luca Bartolomes Pacioli[17] traite du Nombre d’Or et le nomme Divine Proportion en lui attribuant des propriétés mystiques qui concordent avec les attributs qui appartiennent à Dieu. […] De même que Dieu ne peut se définir en termes propres et que les paroles ne peuvent nous le faire comprendre, ainsi notre proportion ne se peut jamais déterminer par un nombre que l'on puisse connaître, ni exprimer par quelque quantité rationnelle, mais est toujours mystérieuse et secrète, et qualifiée par les mathématiciens d'irrationnelle[18]. Cette représentation platonicienne d’un cosmos généré par les chiffres et les proportions, les architectes la conçoivent aisément : Philibert Delorme invoque les sainctes et divines mesures et proportions données de Dieu aux Saints du vieil Testament[19]. Bernard Palissy, sur l’œuvre rustique duquel nous reviendrons plus loin, expose que toute proportion, toute mesure fausse ou juste provient de la nature ; la divine proportion doit prendre le pas sur la proportion humaine dont elle serait même le modèle originaire[20]. Cette vision se développera et s'enrichira d'une dimension esthétique, principalement au cours des siècles suivant, jusqu’aux XIXe et XXe siècles où naitra le terme de section dorée. Johannes Kepler fasciné par le nombre d'or, dit de lui : La géométrie contient deux grands trésors, l’un est le théorème de Pythagore, l’autre est la division d’une ligne en moyenne et extrême raison. Le premier peut être comparé à une règle d’or ; le second à un joyau précieux[][21] .
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Cette conception trouve même sa justification dans l’Ancien Testament, lors d’une louange directement adressée à Dieu : Seigneur, tu as tout réglé avec mesure, nombre et poids[22] ; ont certainement permis aux hommes de la Renaissance de se juger autorisés à interpréter la nature […] comme une formation mathématiquement construite, exigeant la combinaison préalable des mathématiques, de l’art et de la mécanique[23].
Ce double viatique initie le courant mécaniste de Kepler et de Descartes.
Cette volonté de modélisation de l’univers amène les hommes du XVIe siècle à dresser un inventaire pseudo-scientifique de la diversité des richesses du monde. Ce qui génère les accumulations désordonnées, thésaurisées dans les Wunderkammern.
Ces collections d’artefacts sont doublées d’un inventaire iconographique du monde vivant[24] -depuis les scènes de la vie domestique occidentale jusqu’au collationnement encyclopédique d’espèces lointaines en passant par les esquisses prises sur le vif de peintres-voyageurs ; d’Albrecht Dürer à Joris Hoefnagel[25] en passant par les beautés charnelles de Lucas Cranach, les scènes de genre de la « dynastie » Breughel, les études naturalistes de Savery ou l’hagiographie biblique du Caravage- l’histoire de l’art nous trace un panégyrique cadré par les théoriciens/théologiens de la Contre-Réforme[26].
Quant à la théorisation de l’univers, elle devient l’apanage d’architectes, de théologiens, de mathématiciens-philosophes ou d’astronomes, qui, s’affranchissant de la pensée aristotélicienne, conduisent à l’éradication de l’admiration. Ce qui explique l’opposition de Descartes aux termes d’arcanum et de mirabilia utilisés par Maïer et les alchymistes.
[1] Si les productions naturelles sont supérieures à celles de l'art humain, puisqu'il n'est pas d'ouvrage d'art à la naissance duquel la raison n'ait eu part, la nature ne doit pas non plus être privée de raison. Quand on voit une statue, ou un tableau, on sait que pareil objet est l'œuvre d'un artiste, quand on aperçoit de loin un navire qui se déplace on ne met pas en doute l'existence d'un marin qui le dirige conformément aux règles de la science nautique et de même le spectacle d'un cadran solaire avec ses lignes nettement tracées ou d'une clepsydre nous oblige à comprendre que les indications données par ces appareils ne sont point fortuites, mais calculées par le constructeur : qui convient de tout cela peut-il supposer que le monde où ces ouvrages mêmes et leurs auteurs et toutes choses ont leur place naturelle se soit formé sans que le calcul réfléchi y fût pour rien?
In Cicero, De Natura Deorum II, 34 (88)
[2] Philosophe et occultiste italien, né en 1433, + en 1499. Il dirigea l'Académie platonicienne de Florence, fondée par Cosme de Médicis en 1459.
[3] Eugenio Battisti, Hochrenaissance und Manierismus, Holle Verlag, Baden-Baden, 1970 – [Trad. France de Grandmaison] La Renaissance à son apogée et le premier maniérisme, Albin Michel, Paris, 1977, p. 15.
[4] Ἑρμῆς ὁ Τρισμέγιστος - Hermễs ho Trismégistos. Personnage mythique de l'Antiquité, auquel a été attribué un corpus ésotérique dont les œuvres les plus connues sont le Corpus Hermeticum et la Table d'émeraude.
[5] Ζωροάστρης ou Zarathoustra est un prophète du VIIe siècle avant Jésus-Christ, fondateur d’une ancienne religion Persique.
[6] Χαλδαϊκά λογία recueil d'oracles de magie supérieure, publié en grec, vers 170. La théurgie est une action magique où l'officiant s'efforce d'entrer en contact avec les dieux, pour tirer des connaissances, pour obtenir une opération miraculeuse, ou pour atteindre à un genre de vie homologue à celui des dieux. Parmi les techniques employées, l'animation de statues domine. Lire à ce propos : Henry Lewy, Chaldean Oracles and Theurgy, Études augustiniennes, 1978, p. 461-466.[
[7] Hymnes orphiques - 87 hymnes, III-IVe s., A.-N. Athanassakis, The orphic hymns. Text, translation and notes, Missoula, MT, Scholars press, 1977, xiv-146 p.
[8] Marsile Ficin, Theologia Platonica, in Opera omnia, Livre III, p.
[9] Occultiste né en 1486, † en 1535. Il utilisa le pouvoir magique des lettres, des mots et des nombres, au travers de carrés magiques.
[10] Heinrich Cornelius Agrippa von Nettesheim, De Occulta Philosophia, Lyon, 1550, [Trad. J. Servier], Livre premier, p. 2.
[11] Les magiciens modernes utilisent encore et toujours les sciences de la physique et de l’optique pour illusionner leurs publics.
[12] Heinrich Cornelius Agrippa von Nettesheim, De Occulta Philosophia, Lyon, 1550, [Trad. J. Servier], Livre second, p. 173 & suiv.
[13] Heinrich Cornelius Agrippa von Nettesheim, De Occulta Philosophia, Lyon, 1550, [Trad. J. Servier], Livre second, p. 59 & suiv.
[14] Ordre dans lequel sont implantés les feuilles ou les rameaux sur la tige d’une plante et par extension, la disposition des éléments d’un fruit, d’une fleur, d’un bourgeon ou d’un capitule.
[15] Brassica oleracea var. botrytis.
[16] Leonardo Pisano dit Fibonacci (1175, † en 1250), Liber Abaci, Florence, 1202.
[17] Moine et mathématicien franciscain italien né en 1445, † en 1517.
[18] Luca Pacioli, De divina proportione, Venise, 1509. Manuel de mathématiques illustré par Léonard de Vinci [Trad. G. Duschesne et M. Giraud], Librairie du Compagnonnage, 1980.
[19] Emil Kaufmann, Die Architekturtheorie des französischen Klassik und des Klassizismus, 1924, T.44, p.230. Trouver citation d’origine (Ph de l’Orme)…
[20] Emil Kaufmann, Die Architekturtheorie des französichen Klassik und des Klassizismus, 1924, T.44, p.230. Trouver citation d’origine (B.Palissy)…
[21] Johannes Kepler, astronome né en 1571, † en 1630, Gesammelte Werke, Caspar Ed., München, 1945.
[22] ΣΟΦΙΑ ΣΑΛΩΜΩΝΟΣ 11, 20 - Livre de la Sagesse, 11, 20. Écrit datant vraisemblablement du 1er siècle avant notre ère.
[23] Horst Bredekamp, Antikensehnsucht und Maschinenglauben, Die Geschichte der Kunstkammer und die Zukunft der Kunstgeschichte, Wagenbach Verlag, Berlin, 1993 - La Nostalgie de l’Antique [Trad. Nicole Casanova], Diderot Ed., Paris, 1996, p. 51.
[24] Le général De Gaulle constatant dés 1944 l’inéluctable déclin géopolitique, économique et militaire de la France, souhaite le compenser par un rayonnement culturel important. Il nommera à cette fin André Malraux, Ministre des Affaires Culturelles en 1959 à son retour au pouvoir, ce qui sera une première mondiale. Parmi les premières tâches, le Ministère demandera à la DATAR de réaliser un inventaire photographique des richesses de la France. Autre temps, mêmes mœurs.
[25] Né en 1542, † en 1600, ornemaniste et miniaturiste flamand, exerce à la cour impériale. On lui doit entre autres les illustrations du Theatrum orbis terrarum d'Abraham Ortelius (1570), du Civilates orbis terrarum (1572) de Georg Braun, les enluminures du livre d’heures d’Albert V de Bavière (vers 1574), Archetypa studiaque patris (1592), Mira Calligraphiae Monumenta (vers 1595), les planches d’un recueil de représentations d’animaux et d’insectes pour Rodolphe II, entre 1591 et sa disparition. Son fils Jakob poursuivit l’œuvre en publiant le Museum Rudolf II et le Diversae Insectarum Volatilium (1630).
[26] Dans son Due Dialoghi degli Errori circa l’Istoria, publié en 1564, Giovanni Andrea Gilio dénonce les approximations iconographiques des peintres, particulièrement celles de Michel-Ange dans son Jugement Dernier.