Après avoir fait les délices de Roger II de Sicile[1], les jardins à automates de Taormina, Palerme et Agrigente, émerveillent Robert II d’Artois lors de son passage en 1270.
Il fera réaliser dès son retour en 1295 à Hesdin des feinctes[2] pour sa forteresse. L’apogée de ce paradis terrestre sera atteint par ses successeurs les Ducs de Bourgogne, pendant la Guerre de Cent Ans (entre 1433 et 1453) par Colard l’Illusionniste et ses jets d’eau et scènes automates, reproduits dans plusieurs manuscrits enluminés.
Frédéric II de Hohenstaufen[3] successeur de Roger de Sicile appelle à sa cour des savants et mécaniciens arabes, juifs et chrétiens. Cet entourage scientifique conçoit et réalise des horloges primitives et des automates aux caractéristiques plus étonnantes les unes que les autres.
Là encore le mythe devance la réalité, jusqu’à créer l’émulation qui aiguillonnera les nouveaux ingénieurs occidentaux. Dans la littérature courtoise médiévale[4], nombreux sont les animaux merveilleux, les guerriers mécaniques, les Deus Ex Machina : artifices fabuleux, prémices de futures machines de guerre… La magie de la mécanique devra inverser le cours des évènements, donner la Gloire et l’Honneur à son vainqueur.
Ajoutez à cette importation des plaisirs champêtres orientaux, la redécouverte du modèle classique romain à travers les Métamorphoses d’Ovide, l’Histoire Naturelle de Pline l’Ancien[5], les écrits de Pline le Jeune[6] ou encore les descriptions lyriques et détaillées du Rerum Rusticanum[7] que Varron adresse à sa femme Fundania et vous obtenez le schéma du jardin italien de la Renaissance.
À la demande des puissants ces jardins merveilleux et leurs grottes artificielles vont se multiplier au XVe et XVIe siècles. Artefacts raisonnés, objets d’expérimentation, laboratoires de géologie, d’hydrologie, de minéralogie ou réflexions sur la genèse de la Nature, ces amoncellements de pétrification, de coraux, de nacres et de coquillages, de sculptures dénudées, de fontaines ruisselantes offrent aux impétrants la mollesse des moiteurs utérines ou les épanchements diluviens.
Dès 1485, Léon Battista Alberti projette l’aménagement d’une grotte dans le goût de l’antique[8]. Mais c’est la publication du Hypnerotomachia Poliphilii [9] de Colonna qui reste la source principale ou s’abreuvent les jardiniers en herbe. Ce curieux pathos préfigure les banquets galants et les jardins maniéristes italiens, peuplés de nymphes, de naïades et de machines merveilleuses. A la suite de cette lecture, Côme de Médicis[10] fait aménager les jardins de sa villa de Castello. Viennent ensuite les jardins de Boboli, de Pratolino, le Bosco dei Mostri[11] de Bomarzo[12] et de la villa Aldobrandini. L’influence du Hypnerotomachia se fera sentir dans les jardins européens au moins jusqu'à la fin du XVIIIe siècle[13].
[1] Règne sur la Sicile de 1130 à 1154.
[2] Idée reprise à Pratolino et par B. Palissy (voir recette… de Palissy)
[3] 1194-1254
[4] Pour mémoire Les Enfances et Amours de Lancelot du Lac ; Huon de Bordeaux ; Le Pèlerinage de Charlemagne à Jérusalem et Constantinople ; Tristan et Yseut.
[5] Pline l’Ancien, Gaius Plinius Secundus, naturaliste romain est né en 23, il est mort lors de l’éruption du Vésuve en 79.
[6] Pline le Jeune a décrit son quotidien dans sa villa de Laurentum : … une vie agréable et authentique, rend heureux et satisfait plus que n'importe quelle affaire. Vous devriez saisir la première occasion de laisser le vacarme, la futilité et la fatuité de l’agitation urbaine et vous consacrer à la littérature et aux loisirs. Toujours selon lui, l’otium doit être le but premier d'un jardin, notion qui pourrait se traduire par retraite, sérénité ou relaxation, antonyme de negotium qui caractérise la vie urbaine trépidante. Un jardin est le lieu de la réflexion de la détente et de l’évasion. Les descriptions idylliques de sentiers ombragés, de parterres géométriques ou fantasques, d’art topiaire débridé ont largement inspirés les premiers jardins.
[7] Marcus Terentius Varro, Rerum rusticarum libri III. - Économie rurale, [Trad. J. Heurgon et Ch. Guiraud], Paris, Les Belles Lettres, 3 tomes, 1978, 1985, 1997.
[8] Leon Battista Alberti, De Re Aedificatoria, Kerver, Paris, 1553 - L'Art d'édifier, [Trad. Pierre Caye & Françoise Choay], Le Seuil, Paris, 2004.
[9] Attribué à Francesco Colonna (né vers 1433 - † en 1527), Hypnerotomachia Poliphili, Ubi Humana Omnia Non Nisisomnium Esse Docet Atque Obiter Plurima Scitu Sane Quam Digna Com Memorat, Venise, Alde Manuce, 1499 – Discours du songe de Poliphile... Nouvellement traduict de langage Italien en François [Trad. xxxxx , Jacques Kerver, Paris, 1546].
Guidé par Polia parmi les ruines antiques d’un jardin allégorique, le héros –littéralement amoureux de Polia (incarnation de la Sagesse ou de la Cognoissance)- découvre l’acte divin créateur de la vie. Derrière une apparente frivolité se cache un texte ésotérique qui influença considérablement les acteurs de la Renaissance. La première édition en latin fût rapidement transcrite dans un sabir mélangeant des expressions latines, grecques, hébraïques, arabes et vénitiennes. Cette expurgation est attribuée à Francesco Colonna.
Par exemple le fameux festina lente (hâtes-toi lentement) est représenté dans Poliphile par l’emblème d’un dauphin (rapidité de l’intuition platonicienne qui aide l’esprit à découvrir les mystères) et de l’ancre (stabilité de la réflexion Aristotélicienne).
Polia, la Sagesse : Nous avons été interpellés à plusieurs reprises sur l’usage du mot polia pour désigner la Sagesse, dont la racine étymologique est supposée être sophia. En fait, les deux racines existent, mais seule la deuxième à été retenue par les livres d’histoires et de grec de notre éducation positiviste ; sophia désigne plutôt la sagesse du raisonnement, celle des fameux sophistes, alors que polia est une sagesse plutôt politique, au sens originel de la bonne gouvernance de la cité, du développement de la civilisation...
- Sophia nous a légué une pensée rationnelle, un raisonnement "pseudo-valide" de type "si-donc-alors", très efficace pour construire un moteur d’avion ou un barrage.
- Polia nous invite à aborder la connaissance dans sa complexité : relier des points-de-vue antagonistes, cultiver la participation, la mobilisation, l’intelligence (mètis) et la créativité, c’est à dire toutes les situations où il y a de l’humain - la vraie vie, quoi ! Voilà des valeurs inspirantes pour des activités comme les notres : conduite du changement des hommes et des organisations par les flux de connaissance et par l’intelligence collective.
Polia est une épiclèse de la déesse Athéna. Alors que les autres dieux avaient tendance à prendre les mortels pour des jouets, Athéna fut la seule déesse qui cherchât à enseigner aux hommes les savoirs qui leur permettraient d’avancer dans la civilisation. Elle fut ainsi à l’origine du tribunal athénien de l’Aréopage (Eschyle, les Euménides), et l’inspiratrice des arts et des plus glorieuses réalisations des hommes. C’est elle qui donne son nom à Athènes : en compétition avec Poséidon pour offrir à la ville ce qui lui serait le plus utile, Athéna gagne en faisant jaillir un olivier, dont elle explique la culture aux hommes. Athéna Polia représentait pour les Grecs une divinité primordiale ; elle patronnait les arts et les sciences, et présidait à la vie politique ; surtout, elle veillait, avec le concours d’autres dieux, à l’accomplissement de la cité, en fondant son existence et celle de l’homme sur la confiance dans la pensée rationnelle et la mêtis (synthèse de sagesse, de prudence et de ruse dont le personnage d’Ulysse est l’exemple le plus classique), beaucoup plus que sur la croyance en la suprématie toute-puissante du surnaturel.
[10] Cosimo I de Medici, né en 1519, † en 1574. Elu Capo e Principe de Firenze en 1537 par le Sénat des Quarante-Huit, qu’il berne, ne se laissant pas distraire par ses deux passions, la chasse et l’oisellerie. Quelques mois après, il concentre tous les pouvoirs et devient maître absolu de la ville, tout en restant l’allié fidèle de Charles-Quint, qui lui confirme son titre de Duc. En 1569, il prend le titre de Grand-duc de Toscane jusqu'à sa mort.
[11] Au sens de mostare qui signifie démontrer.
[12] Créé au milieu du XVIe siècle par le Prince Pier Francesco Orsini, le Bosco dei Mostri est un parc fantastique empli de délices effrayants. La création du parc est enveloppée de mystère, mais il est évident que les sculptures brutes, extraites directement des affleurements rocheux, étaient déjà très inhabituelles à leur époque. Des historiens ont émis l’hypothèse qu’après son retour d’une guerre brutale pour voir sa femme mourir à son arrivée, le prince a conçu ce parc pour exprimer son chagrin. Laissé en ruine pendant plus de 300 ans, le parc fut redécouvert par Salvador Dali en 1938 et restauré dans les années 1950. Aujourd’hui, les touristes errent parmi les créatures de pierre géantes s’émerveillant et se demandant quelles influences sombres ont conduit le prince à créer son parc de monstres.
[13] Lire à ce propos la Description du jardin d'Alcinoüs et de la grotte de Calypso, Fragments sur le jardinage des Anciens de Charles Auguste Böttiger (Archéologue allemand né en 1760, † en 1835).